Back to Sandy Lake

Quatre nuits passées dans le parc où traînait un semblant de tente, amas de tentures, couvertures et matelas. Cinq jours passés à errer dans les rues de Detroit sans véritable but.

Nootau repère une cabine téléphonique, il va encore essayer. Il râcle le fond de ses poches. Trois pièces de monnaie. C'est tout ce qui lui reste. Le numéro que lui avait filé son We-Eh est devenu quasiment illisible. Pas grave. Il l'a déjà tellement composé qu'il le connaît par coeur. La sonnerie, lancinante, se fait entendre. Il les comptera jusqu'à vingt-cinq. Toujours rien de l'autre côté. Les pièces de monnaie résonnent dans le baquet où elles ont été rejetées.

Le bilan est pourri. Impossible de contacter ce fameux Taylor Smallwood qui devait lui trouver un job. Il a bien cherché de son côté, mais à part des refus ou des réponses laconiques évoquant la crise... rien... Tant pis. Il faudra bien retourner à Sandy Lake et continuer à y vivre de boulots minables. Se déguiser en indien pour foutre les boules au gosses de bourgeois de la colonie de vacances Chippewa, essayer de refiler des tambours en peau synthétique aux touristes, guider l'un ou l'autre chasseur européen dans les forêts qui bordent le lac...

La moto de location est encore à lui pour 10 jours et le problème de l'essence est réglé. Un petit détour nocturne par une casse où il a siphonné quelques réservoirs et le voilà propriétaire d'une vingtaine de litres d'essence qu'il conserve précieusement dans un bidon en plastique trouvé sur place. Faudra pas trop jouer avec la poignée, c'est certain. Il n'en aura pas assez non plus pour rejoindre Sandy Lake. Ca aussi c'est certain. 820 miles. Quatre jours pour y aller. Trois si tout va bien sur la route. Faudra siphonner en cours de route.




Nootau arrime le bidon comme il peut sur le garde-boue arrière et actionne le démarreur. Il quitte Detroit, amer. A part y dépenser le trop peu d'argent dont il disposait, la ville ne lui aura rien valu. Il aura pour seul souvenir le couteau Bowie acheté à l'armurerie. Pieuter dans le parc ne le rassurait qu'à moitié. Il dormait avec la lame serrée dans sa paume.

Route 94. Direction le lac Michigan. Ca roule pas mal. Il devrait pouvoir arriver à Chicago dans la soirée. Alors que les miles défilent sur son compteur il se remet à penser au vieux Starr.

((Ben Nootau a quitté la ville ??? Il ne va pas revenir ? ))

Fin d'après-midi, le ciel se couvre. Nootau n'est pas mécontent d'être arrivé à Chicago avant qu'il ne se mettre à pleuvoir. Trouver un endroit pour la nuit. Rien dans les poches. Nootau se sent con quand il voit passer tous ces gens dans leurs bagnoles qui rentrent chez eux retrouver leur femme et s'asseoir à la table familiale où les attend un repas copieux. Son estomac le tiraille rien que d'y penser.
Nootau dépasse l'office du tourisme. Rapidement, il fait demi-tour et parque la moto le long du trottoir. On pourra peut-être le renseigner. Il pénètre dans le bureau, les cheveux ébouriffés, le visage marqué par la route. Il a vu sa dégaine dans le reflet des portes d'entrée. Il a plus l'air d'un clochard que d'un touriste. L'agent de sécurité en faction lui jette un oeil torve. Qu'à cela ne tienne, il ne voit pas d'autre endroit où on pourrait le renseigner. Il s'avance vers le comptoir et attend que l'employée termine la lecture de son tabloïd. Faut croire qu'elle le fait exprès, elle ferme son magazine et se concentre à présent sur sa page Facebook.
Nootau se râcle la gorge et tapote sur le comptoir.
Elle finit par se tourner vers lui en soupirant : " C'est pourquoi ?
- Je cherche l'adresse de l'American Indian Center de Chicago.
- Vous savez pas utiliser un annuaire ?" répond-elle en fouillant dans un tiroir dont elle sort un répertoire téléphonique qu'elle tend au native.
Nootau trouve rapidement l'adresse. West Wilson Avenue 1630. Il se sert dans le présentoir où figurent quelques plans de la ville destinés aux touristes de passage. Ayant repéré sa destination, Nootau fourre le plan dans sa poche et quitte l'Office sans saluer l'employée qui a repris la mastication de son chewing-gum.

La moto lui permet de se faufiler dans la circulation. Il parvient à l'adresse quelques minutes avant l'heure de fermeture indiquée à l'entrée. Un type termine de ranger son bureau et enfile un sac en bandoulière, prêt à quitte le bureau.

"Excusez-moi, je viens d'arriver à Chicago et j'ai eu un peu de mal à trouver votre adresse.
- Le bureau est fermé monsieur, repassez demain
- Attendez, attendez... Je viens vous voir parce que je suis vraiment dans la mouise. Je suis sur la route pour rentrer à Sandy Lake, j'ai plus un cent en poche et je sais pas où loger.
Le prépossé dépose son sac. Nootau sourit.
Après lui avoir expliqué la situation, le préposé passe quelques coups de téléphone. Le quatrième est le bon. Après une brève conversation en algonquin, le gars raccroche.
"Ok, j'ai trouvé un truc pour vous. On est en train de finaliser l'organisation du Pow-wow annuel de l'AIC et on a besoin de bras pour terminer le montage des structures d'accueil. Si ça vous dit je vous y amène, vous pourrez loger sur place."
Nootau tend la main à l'employé qui la lui serre chaleureusement
"Je vais vous y amener. Vous n'avez qu'à me suivre."
Après une demi-heure de route et après avoir traversé la banlieue de la métropole, Nootau et son guide parviennent à Itasca, au bord du lac Busse. A peine croyable qu'un tel endroit existe dans cet univers urbain.




Le gars de l'AIC fait brièvement les présentations avec l'équipe présente. On explique à Nootau qu'une équipe reste là toutes les nuits pour éviter les dégradations et le vandalisme. On lui désigne un préfabriqué comme étant le dortoir des bénévoles.

La soirée se passe calmement les 5 types formant l'équipe de faction sont sympas. Leurs épouses ont amené un Chili con Carne. Les portions sont partagées avec le nouvel arrivant. L'après-dîner est consacré à la déclinaison des origines de chacun. Il s'avère que Nootau est probablement celui de l'équipe qui possède le plus de sang indien. Dans sa lignée, seul son grand père ne l'était pas. Il était d'origine italienne. Le père de Nootau était donc métis. Il avait quant à lui choisi d'épouser une fille Ojibwè, si bien que le sang de Nootau était presque totalement indien.

Nootau s'endort dans le préfabriqué, le ventre plein. Dehors les nuages se sont amoncelés la pluie commence à battre sur le toit en tôle de l'abri, lancinante. Il finit par s'endormir.

Sa nuit fut peuplée de rêves étranges. Il errait dans une forêt de bouleaux enneigée. S'arrêtant devant un des arbres dont le tronc se divisait en quatre parties à quelques pieds du sol, il distingua le visage de Starr, son ancien maître Wabeno, dans le dessin de l'écorce. Alors que le vent se mettait à siffler, la voix du vieux maître se fit entendre:

" Ne crains rien Nootau. Les arbres parlent. Ils se parlent entre eux et ils te parleront si tu les écoutes. L'ennui avec les Blancs, c'est qu'ils n'écoutent pas ! Ils n'ont jamais écouté les Indiens, aussi je suppose qu'ils n'écouteront pas non plus les autres voix de la nature. Pourtant, les arbres m'ont beaucoup appris: tantôt sur le temps, tantôt sur les animaux, tantôt sur le Grand Esprit. Ne renonce pas à la voie qui t'a été par les Esprits. Sers-les, sers la cause de ton peuple, de ta tribu, de ton clan et de ceux qui son nos amis. Prends cependant garde au Windingo, il est dangereux et peut se manifester sous différentes formes, ne le suis pas dans son repère, il t'emmenerait à ta perte."

La voix s'estompa pour ne plus laisser que le souffle du vent. Les dernières images dont Nootau se souviendra seront celles d'un ours croisant sa route et d'une nuée de corbeaux venant glaner de quoi survivre pendant l'hiver.



Nootau sortit de son sommeil, un corbeau frappant du bec contre la vitre du préfabriqué.

Ses collègues étaient déjà en train de faire chauffer du café. Il les rejoignit, tentant d'effacer de sa mémoire les bribes de son rêve.

Aujourd'hui on monterait le chapiteau. Le travail ne laisserait que peu de répit à l'esprit de Nootau pour divaguer. Il fallait s'activer.

((Ben va me falloir plus de pop-corn moi... J'adore. C'est bien écrit et très prenant...
La suite !!! La suite !!! La suite !!! ))

Putain de journée... Monter un chapiteau pareil avec les cinq gars de l'équipe et quelques renforts. Un boulot de dingue. Les gars se sont donné sans compter et c'est avec soulagement qu'ils ont pu voir le soleil se coucher sur le lac alors qu'ils terminaient de nouer les derniers lacets retenant les toiles. Nootau n'aura pas eu le temps de penser à son rêve de la nuit précédente.

Pas de repas sur le pouce aujourd'hui. Les dirigeants de l'American Indian Center sont passé voir l'avancement de travaux. Satisfaits par le travail abattu, ils ont embarqué l'équipe dans grill. T-bone pour tout le monde aux frais du centre. Le type qui avait accueilli Nootau lors de son arrivée à Chicago est de la partie. Au cours de la soirée, les conversations vont bon train. On commente l'article de Don Olsen tirant à boulet rouge sur les natives. La conversation dérive ensuite sur des filles déguisées en indiennes dans le dernier clip de Snoop Doggy Dog et sur Lana Del Rey portant une coiffe indienne dans un autre clip video. Nootau reste silencieux. Pour lui il ne s'agit que de la partie visible de l'iceberg. Le racisme il le côtoie depuis sa naissance. Depuis les moqueries des gosses en classe qui voulaient qu'il fasse des danses de la pluie jusqu'au banc de touche de l'équipe de basket du Collège. Juste bon à jouer l'opposition pendant les entraînements d'après le coach, un blanc qui affichait clairement ses tendances politiques plus que conservatrices. Il avait beau se faire appeler Nathan, il était marqué. Et puis le boulot. même plus la peine de comparer ses fiches de paie avec celles des collègues. C'est normal pour un native d'être payé dix pourcent de moins qu'un blanc. On finit par s'habituer. On finit par courber l'échine. On n'attend pas que la tempête passe, non. On sait qu'elle ne s'arrêtera pas et que c'est pour la vie. Sa gueule elle changera pas. Ses cheveux noir corbeau et sa peau mate non plus.

Et puis un soir on n'en peut plus. On n'en peut plus quand un frenchie que vous guidez pour la chasse vous demande pourquoi vous ne portez pas de plumes. On n'en peut plus quand ce même connard vous rappelle les bienfaits apportés par les blancs et que l'Amérique en serait encore à l'âge de la pierre sans eux. Et quand son pote se met à sautiller en rond en poussant des cris gutturaux. On n'en peut plus, mais on va quand même se coucher. On va se coucher mais on ne ferme pas l'oeil. On attend... On attend que les deux touristes terminent leurs packs de bière et s'endorment dans leur sac de couchage. Et là on se relève. Et on détache le sac de vivres accroché en hauteur pour le mettre hors de portée des ours noir. Et on répand son contenu autour des deux touristes. Juste pour leur foutre les boules. Et puis on se tire pour aller dormir ailleurs, en sécurité. Quand on se réveille, on imagine la tronche de deux grands chasseurs devant une famille d'ours noirs. Et on revient au campement le sourire aux lèvres. Et là, on ne sourit plus. On ne sourit plus quand on voit le visage lacéré d'un des chasseurs. On ne rit plus quand en écartant une couverture on se rend compte que son compagnon a eu la jambe a moitié arrachée et que des lambeaux de chair entiers ont été arrachés. Du sang, partout, un mélange poisseux de sang coagulé, de duvet, de paquets de nourriture éventrés, de tissu de tente lacéré. Nootau prend ses jambes à son cou pour rejoindre la route la plus proche. Après quelques centaines de mètres d'une course effrénée. Il s'arrête. Il repense à la soirée précédente. Il s'assied sur un tronc couché pour reprendre son souffle. Un craquement. Proche. Nootau ne bouge pas. Un souffle rauque. Ne pas bouger. Un second craquement plus proche encore. C'est dans son dos. Retenir sa respiration. Ca le renifle. Il sent son souffle dans sa nuque. Nootau a les mains moites. Contrôle... Contrôle... Contrôle... L'animal le contourne. Une ourse. Nootau fixe le sol, immobile. L'ourse se dresse, énorme, sur ses pattes et pousse un cri déchirant le silence de la forêt. Elle repose ses pattes antérieures. Elle passe son chemin. Nootau redresse la tête. Il la voit à quelques mètres de lui. Son poitrail est maculé de taches noirâtres dans lesquelles les poils sont agglutinés.

Il a eu de la chance. Elle était probablement repue. Il faudra plus d'une heure à Nootau avant de se relever. Il ne court plus. Et si... Et si finalement ce n'était pas mieux ainsi. Deux connards de moins sur terre. Un accident, c'est tout ce qu'il aura à raconter. Deux "m'as-tu-vu" qui n'ont pas voulu suivre ses conseils. Un petit mensonge. Rien qui le torturerait. Revenu au camp de base, il trouve l'un des téléphones des chasseurs et compose le numéro des secours. Un hélicoptère sera envoyé. Quant à lui, il rencontrera le sheriff. Sa déposition sera brève. Les gars n'ont pas voulu l'écouter et n'ont pas accroché les vivres à une branche. Lui il s'est abrité. Il n'a rien pu faire. Il a assisté à la mise en pièce des deux touristes, il n'était pas armé. Le sheriff consignera le tout. Enquête rapide. Affaire classée. Quelques titres dans les journaux. Un ambassadeur vient rendre hommage. Point final.

- Oh... Nootau. Qu'est-ce t'as ? On lève le camp. Ils nous ramènent au préfab.

Nouvelle nuit. Sur le chemin de retour, quelques gouttes et puis les cieux qui se déchaînent. Ils rentrent dans le préfab en courant, leur veste sur la tête pour s'abriter. Le vent s'est levé. Les parois du baraquement tremblent. Des orages strient le ciel. Ils restent hébétés lorsque le foudre tombe sur le chapiteau. Les bourrasques se font violentes. Les bâches ne tiennent pas. Leurs liens sont arrachés et le vent s'engouffre dans la structure et la gonflent. Sous la force du vent, l'arrimage des poteaux est arraché. Les poutres principales du chapiteau se tordent. En quelques minutes il ne reste qu'un amas de toiles déchirées et de poteaux métalliques tordus. Ils n'en dormiront pas de la nuit. Cinq heure. La tempête s'est calmée. Ils vont constater les dégâts.

((Suis fan... C'est tout ! ))

(N'aime beaucoup....
Petit, petit ours brun.... ^^
)

Au petit matin l'équipe sort du préfab, hagarde. L'ampleur des dégâts est conséquente. Les structures du chapiteau principal n'ont pas tenu le coup. Il n'en reste qu'un amas de ferraille et de bâches déchirées.



Les responsables de l'AIC viennent de téléphoner. Ils seront là dans le quart d'heure. Le temps pour l'équipe de continuer l'état des lieux. Les tonnelles prévues pour es commerçants ont été emmenées une centaine de mètres plus loin. Là aussi, même constat, structure tordues, revêtements lacérés. Sur les entrfaits l'AIC est arrivée. Selon eux la question du chapiteau est déjà réglée, la société de location est assurée et un nouveau chapiteau sera livré dans la semaine. Pour les échoppes c'est moins évident, elles sont la propriété du centre et aucune assurance ne les couvre. Nootau et l'équipe reçoivent pour mission de vérifier ce qui est récupérable. Sans tarder ils se mettent à l'ouvrage. Les montants métalliques sont rassemblés. La plupart d'entre eux sont tordus. Sur la vingtaine de tonnelles, il devrait y avoir moyen d'en remonter 4, voire 5.
A moins que... Nootau pense pouvoir récupérer certains montants si on peut lui trouver une disqueuse et un poste à souder. Quelques coups de téléphone plus tard on lui annonce que le vieux Nuka, l'oncle d'un de ses collègues va lui amener ça.

Un pickup dont les tôles ne doivent plus tenir que par habitude s'arrête à proximité de l'amas de tubes métalliques tordus. Un native courbé par le poids des années en sort. Nootau s'avance vers lui et lui tend la main. L'ancêtre lui tend la sienne. Ses doigts sont déformés par l'arthrose.
- Le matériel est dans la benne, fils, sers toi. Je vous ai aussi amené un groupé électrogène et quelques bidons d'essence lui lance-t-il en se dirigeant vers une souche qui lui servira de fauteuil pour le reste de la journée .



Le matériel est rapidement déchargé et Nootau se met au travail sous l'oeil observateur du vieux Nuka. Entre les gerbes d'étincelles et l'arc du poste à souder Nootau se retrouve dans son élément. Le geste est précis, assuré. Il n'a pas perdu la main. Nuka continue d'observer. Lorsqu'arrive la pause déjeûner, Nootau a pu rafistoler de quoi remonter trois tonnelles supplémentaires. Il espère pouvoir encore en récupérer deux. Ce sera toujours ça de pris.

Les gars de l'AIC leur ont fait livrer des repas, une salade de mais et d'oignons. Le vieux Nuka s'installe à côté de Nootau et lui refile sa part.

- Tu bosses pas mal, fils. Si ça te dit j'aurais peut-être bien un petit boulot pour toi. Il y a un club de motards à Chicago pour lequel je travaillais avant que cette fichue arthrose me foute les doigts en l'air. Il y a deux jours j'ai dû refuser un boulot qu'ils me proposaient. Rien de compliqué, c'est juste modifier un cadre. Ces types sont raides dingues de choppers. Faut juste recouper l'arrière, le ressouder aux nouvelles dimensions en modifier l'angle de la colonne de direction. Je pourrai te guider si t'as jamais fait ça.

Nootau acquiesce, il a besoin d'argent. Après sa journée il accompagnera le vieux